top of page
FK-lB-_UYAUvJao.jpg

Cécile Alduy

 

Bonjour Cécile Alduy,

En 2006, vous publiez Maurice Scève, suivi en 2007 de Politique des « Amours ». Vous vous attachez alors à la Renaissance et à sa formidable inventivité lexicale. À cette époque, la langue se créée, invente, emprunte et s’enrichit. Le français accède à la modernité. Changement de paradigme ? En 2015 : vous coécrivez avec Stéphane Wahnich Marine Le Pen prise aux mots. Décryptage du nouveau discours frontiste (Le Seuil, 2015). Viennent ensuite, Ce qu’ils disent vraiment. Les politiques pris aux mots en 2017 et La langue de Zemmour en 2022. Si la politique est encore un art de dire et sans-doute d’inventer du réel, il me semble que vous interrogez une codification stylistique très éloignée de celle de l’école lyonnaise ou de la Pléiade.
 

Effectivement, mais il existe un fil conducteur : les mythologies politiques et l’idée d’une identité française. Pour ma thèse en littérature française, je m’étais penchée sur la dimension politique et proto-nationale de la poésie amoureuse du milieu du XVIe siècle : comment les sonnets à Cassandre de Ronsard, et le fantastique mouvement de créativité poétique en langue française qui l’imite autour de 1550 participait d’une prise de conscience de l’importance de la langue pour forger une identité commune, alors même qu’il n’y avait pas encore de nation… et qu’il fallait donc la créer de toutes pièces d’abord par les mots et les mythes. Dans mon travail d’analyse du discours politique je m’intéresse pareillement à la manière dont les politiques créent par le langage des fictions et s’appuient sur des mythes implicites ou explicites (« Le Peuple », « la France éternelle ») pour convaincre par l’aura de récits archétypaux. Mais dans le cas des politiques, il faut s’interroger aussi sur la visée idéologique de ces récits et du choix des mots, et leurs conséquences concrètes.

 

Éric Zemmour aime à raconter des histoires. Dès l’entame de votre ouvrage, vous le citez se remémorant, promeneur solitaire, dans un Paris vidé de ses habitants par le premier confinement. Et le voilà convoquant la visite d’Hitler, sillonnant ces mêmes rues désertes, lors des premières heures de l’occupation allemande. Le président Macron lui avait peut-être tendu la perche en répétant la veille son fameux « nous sommes en guerre ». Grand partisan de l’anaphore, le polémiste doit se le répéter en boucle. Il n’empêche que nous sommes là en présence d’une véritable caricature du point Godwin. Et nous avons en quelques lignes tout l’univers mental du polémiste : évocation de la guerre, de la puissance, de l’homme nouveau supposé énoncer son miraculeux remède face au déclin de l’occident, une litanie bien rodée, suivie d’emblée de son escorte de ricanements, d’insinuations, de citations tronquées, d’errances orthographiques. Tout est-il dit dès les premières lignes ? Mais, si Zemmour ne nous cache même pas ses procédés, comment nous fascine-t-il ?

 

Ce passage proprement ahurissant où Zemmour a pour première image mentale lorsqu’il déambule pour la première fois dans Paris confiné Hitler conquérant Paris et où il se met même très explicitement à la place du Führer, n’est pas au début du livre de Zemmour. Il est noyé dans le corps de son dernier ouvrage qui tient la chronique des années 2016-2021… Je le mets, moi, en introduction de mon essai car ce passage n’a jamais été commenté par les journalistes en dépit d’une campagne de promotion dithyrambique… comme s’ils avaient été soit complètement sidérés et incapables de commenter un passage si impressionnant, soit ne l’avaient pas lu ou ne prenaient pas au sérieux les mots de Zemmour. Ce silence et cette sidération sont le point de départ de mon livre : le but est d’articuler clairement ce que Zemmour dit, fait à la langue, expliciter sa vision raciale et identitaire de la société.  Non pas qu’il ne soit pas explicite – tout est dans ses livres, de la misogynie la plus violente à l’obsession pour la « guerre des races » -- mais le halo médiatique et sa langue sidérante fascinent et paralysent l’analyse. Tout est dans ce passage : l’obsession pour les vainqueurs, une interprétation pétainiste de la défaite de 1940, une citation tronquée et abîmée de De Gaulle, le mélange des registres de la terreur et du grotesque pour sidérer, la violence comme vision du monde.

 

À propos du discours zemmourien, vous n’hésitez pas à évoquer l’emprise, un terme fort, très chargé sémantiquement, qui rappelle les conditions de dépendance, les manipulations, auxquelles sont assujetties entre autres les femmes victimes d’un conjoint violent. Nul besoin même de rappeler les dimensions éminemment phallocrates de son discours : nous sommes en présence d’une pensée qui proscrit en somme toute liberté d’interprétation pour faire la part belle à l’injonction. Ne parle-t-il pas par ailleurs de sa capacité à « inoculer au peuple français sa volonté » ? Dès lors, n’est-il pas temps de considérer Zemmour comme une sorte de prédateur du corps social ?
 

Je pense en effet que son discours est hypnotique et manie la violence et la familiarité de manière similaire à un phénomène d’emprise : on ne peut plus se détacher de lui car il montre un monde terrifiant dont il dit détenir les clés pour survivre, et terrorise autant qu’il fait rire.

D’un côté il terrorise par les mots pour susciter une sorte d’adhésion par terreur et instinct vital de survie face aux scènes apocalyptiques qu’il décrit, et de l’autre il partage des blagues, manie l’ironie, et cite des références du cinéma populaire et des séries que tout le monde connait pour créer une complicité, une image bon enfant, comme si les idées racistes qu’il diffusait, ce n’était pas si grave. C’est vraiment la description de l’emprise d’un homme violent qui donne une gifle puis fait une caresse. Ici c’est d’un côté je montre Hitler comme un héros, de l’autre on minimise ce que cette image mentale a de dérangeant en se gaussant de la bonne blague…

 

En conclusion de votre ouvrage, vous mettez en parallèle une entreprise d’« exténuation du langage » et d’« assèchement des cœurs ». Il est évident que la langue de Zemmour entame le débat démocratique. Diriez-vous que toute entreprise d’appauvrissement de la langue entraîne de facto un épuisement du cœur ? Diriez-vous que pour revenir au cœur il nous reste mille mots à inventer ?
 

Éric Zemmour tord le sens des mots autant qu’il tord l’histoire : il essore certains mots comme « égalité », « état de droit » ou « totalitarisme » de leur contenu… à force d’inverser les choses les mots nous glissent entre les doigts, ne veulent plus rien dire, et il devient très difficile de réagir une fois que nous sommes ainsi désarmés. Le but de cette langue, c’est de nous empêcher de penser et de sentir : Éric Zemmour assèche les cœurs par exemple en parlant d’ « étrangers » au lieu d’enfants pour décrire les victimes du terroriste Mohammed Merah… L’appauvrissement de la langue ici est une réduction vers des catégories étroites et antagonistes où classer les gens : eux et nous, les Français et les « étrangers », tout est figé selon des relations conflictuelles. Il nous ôte les mots qui permettent l’empathie, il expurge notre bien commun, la langue, des mots de l’humanisme, de la sympathie, de l’entente, de l’écoute, du partage. Il faut donc retrouver ces mots qui créent un « nous » bien plus riche et plus divers. Résister à l’emprise en multipliant les preuves d’amour à la richesse de la langue et des êtres.

 

 

 

​

Marco Carbocci (Les mots sont importants)

bottom of page