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           FAUT-IL REHABILITER L'UTOPIE ?

 

De quel monde rêvons-nous ? Il y a une vingtaine d’années, on nous rabattait régulièrement les oreil­les avec cette fameuse, prodi­gieuse, proximité de l'an 2000. Un millénaire s’achevait et les choses semblaient aller dans le bon sens. Le siècle revenait de loin mais il avait fini par imposer un terme à la guerre froide. Exit le mur de Berlin. Aux oubliettes, l’équilibre de la terreur, les ripostes graduées, les forces de dissuasion et toutes ces festives métaphores nucléaires. Certains, derrière Francis Fukuyama, prophétisaient même la fin de l’histoire : un monde où la démocratie libérale et l’économie de marché manifesteraient l’accomplissement ultime de l’humanité et où les antagonismes idéologiques, au même titre que la guerre, n’auraient plus d’objet.

L'an 2000 a vingt-deux ans maintenant et que reste-t-il de ses promesses ? Comme toutes choses qui se concrétisent avec le temps, l'an 2000 a cessé de nous donner le vertige. Rêvons-nous encore ? Sollicitons-nous du changement, du vertige ? Peut-être préférons-nous le statu quo, la vie au fil des jours, comme un épuisant corps à corps. Peut-être avons-nous perdu le goût de croire aux slo­gans des fabricants de rê­ves et d'é­lectro-ménagers. Nous hantons un monde blasé, atroce­ment quoti­dien, et le quoti­dien ignore l'utopie.

Dès les premières décennies du XXème siècle, l'utopie tradi­tion­nelle avait déjà perdu du terrain. Celle-ci ­peignait des so­ciétés figées, des ailleurs impro­bables, voués à l'ac­com­plissement d'un devenir strictement collec­tif. Hors d'U­to­pie, il n'existait rien. Et le temps lui-même qui filait, tou­jours égal à lui-même, n'a­vait plus aucune espèce d'im­portan­ce.

 Le créateur d'Utopie ne se souciait pas d'être crédible ou simplement passionnant. Mais, on imagine assez ce que ce type de sociétés avait d'étouf­fant et de contraignant. Le bonheur malgré l'homme et mal­gré tout. C'est cet as­pect contraignant, uniforme, non-dyna­mique, que notre époque hy­per individualiste commencera par ré­fute­r. L'u­to­pie moderne a réin­tro­duit en son sein l'indivi­du et la ré­vol­te, l'irré­gula­rité et l'an­goisse.

En 1924, le soviétique Eugène Zamiatine publiait en Gran­de-Breta­gne une des premières des­criptions résolument néga­ti­ves d'un uni­vers dicta­to­rial, tout entier fondé sur le culte de l'u­ni­for­mité et de la pensée ra­tionnelle. Le héros de Zamiatine se rebel­lait sans espoir contre l'illu­sion d'un bon­heur aseptisé, mathé­matique et grégaire. Même s'il s'agit d'un exem­ple isolé, il n'est pas in­dif­fé­rent de constater que c'est en Union Soviétique que germait ce cou­rant an­ti-uto­pi­que.

L'uto­pie tradi­tion­nelle, de Tho­mas More à William Mor­ris, était pure spécula­tion, vulgarisa­tion d'un discours porteur d'aspirations éga­litai­res. L'an­ti-utopie se nourrira d'ac­tua­lité et de dé­cep­tions. Par la suite, on retrouvera sou­vent ce rapport ambigu, parfois contradictoire, avec l'expérience soviétique. Celle-ci apparaîtra tantôt comme une sorte de re­pous­soir, tantôt comme un mo­dèle dé­chu, une uto­pie avortée. L'utopiste moderne a définitivement renoncé à se fier aux uto­pies.

Aussi, l'utopie exploite les idées fixes et les a priori de son temps. Aujourd'hui, elle s'alimente de la science-fic­tion, tout comme autrefois elle courti­sait l'exotisme, la litté­ra­ture de voyage ou le mythe de l'Âge d'or. Avec Za­miatine, Hux­ley, Orwell ou Bradbury, le lien en­tre le rè­gne de la scien­ce et la dic­tature poli­tique appa­raît dé­sor­mais comme un des princi­pes fondateurs du gen­re.

Le XXème siècle a été le siècle des grandes réalisations scientifiques, mais aussi le siècle où se sont concrétisées vail­le que vaille les vieilles aspira­tions démocrati­ques, ainsi que les pires expériences totalitaires et con­cen­tra­tion­naires. On peut se demander, à ce stade, si les princi­pes de l'utopie traditionnelle n'ont pas perdu de leur per­ti­nence dès lors qu'ils perdaient égale­ment leur carac­tère de sim­ple projec­tion litté­raire.

Si l'on examine les revendications de l'u­to­pie tradition­nel­le, on cons­tate que la plu­part de celles-ci apparais­sent infi­niment plus ac­cessi­bles au­jourd'hui qu'on ne le suppo­sait autre­fois. En se donnant les moyens techniques, voire politiques, de réa­liser l'uto­pie, l'humanité désamorçait la foi et le rê­ve. La ques­tion pa­ra­doxa­le qu'Aldous Hu­xley épin­glait en épi­graphe du Meilleur des Mondes était « Com­ment éviter leur réali­sa­tion définitive ? »

Ce que rejette notre époque, ce sont les tentations du bonheur par conditionnement, de la stabi­lité par re­non­ce­ment et nivel­le­ments succes­sifs, de l'una­nimité sans par­ticipation. L'humain est perfectible, mais se défie de ses pro­pres capacités de change­ment. Per­vertis­sant à l'ex­trême les principes de la société uto­pi­que, Ray Brad­bury faisait dire à un per­son­nage de Fa­hren­heit 451 : « Cha­cun ne naît pas li­bre et égal aux au­tres, mais chacun est façonné égal aux autres. Tout homme est l'image de son sem­blable, ainsi tout le monde est con­tent. »

Du XVIème au XIXème siècle, les créateurs d'utopie ont cru pas­sion­nément en l'humain, aux progrès de l'humain indisso­lu­ble­ment liés aux pro­grès de la société et de la science. Nous savons, à pré­sent, que la société et la science sont aussi capables de nier l'humain. Dans cette optique, le pes­si­mi­sme de l'an­ti-uto­pie mo­derne, et plus généralement celui de la scien­ce-fiction, pour­rait bien être le pessi­misme d'une civili­sation qui désa­voue ses pro­pres prin­ci­pes sans trou­ver l'é­nergie, le courage ou les motiva­tions d'en dé­finir de nou­veaux.

 

 

Marco CARBOCCI

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