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Interview Irène Frain 

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Bonjour, Irène Frain. Vous avez publié  Un crime sans importance, le 20 août 2020 aux éditions du Seuil. Il a figuré dans les sélections du prix Goncourt, du prix Renaudot et du grand prix de l’Académie Française. Le 3 décembre 2020, il a obtenu le prix Interallié.

Racontez-moi un peu comment est né ce roman ?

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Tout simplement du silence conjoint de ma famille, de la police et de la justice quand j'ai voulu obtenir des informations sur l'enquête ouverte par le Tribunal d'Evry sur le meurtre sauvage de Denise, ma sœur aînée, chez elle et en plein jour, dans une zone pavillonnaire tranquille d'une petite ville de la grande banlieue parisienne. Tout était étrange dans cette affaire. Nul juge d'instruction n'était nommé, les enfants de ma sœur restaient muets, je n'avais été avisée du décès de Denise que sept semaines après l'agression, après sa longue agonie à l'hôpital. Ensuite, le chef d'enquête a " baladé" mon avocat de façon grossière, puis j'ai découvert dans la presse que, contrairement à ses propos, ma sœur n'était pas un cas isolé, mais qu'une série d'agressions du même type était imputée au même individu ultra-violent, lequel restait insaisissable et continuait à sévir dans le même périmètre extrêmement limité.

Au bout de 14 mois de silence, j'ai décidé d'écrire. Le sang versé exige des explications. C'est le socle de toutes les sociétés humaines et c'est aussi pourquoi le droit a été inventé. La justice se refusait à mettre des mots sur cette mort violente — un simple décès de cause indéterminée selon elle, alors que Denise avait été agressée à coups de marteau. J'ai donc décidé de mettre des mots là où la justice, pour de bien curieuses raisons, se refusait à en mettre. Un geste de désespoir -  comme une bouteille à la mer lancée par un naufragé écrasé de solitude sur une île déserte. Mais aussi un acte de foi en la littérature: dire ce qui ne peut pas être dit, car le meurtre d'un proche vous prive de communication avec les autres, vous isole de façon terrifiante. Vous ne pouvez pas, vous ne voulez pas faire partager l'effroi à vos semblables. Le sang versé vous exclut donc de la tribu des humains, vous vous sentez banni. A un moment, c'en fut trop. Je me suis dit : " Un acte littéraire peut-il triompher de ce bannissement?" La réponse fut : oui. J'ai alors sauté le pas. Je n'en pouvais plus. C'était pour moi une question de vie ou de mort. 

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Vous publiez depuis 1979. Vous avez tenu un rythme d’environ une publication par an. Selon vous, comment la littérature a évolué ?

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Je n'ai jamais tenu un rythme annuel de publication. Ecrire, pour moi, est un acte d'amour et de liberté. Si je n'ai rien à dire, je me tais. En fait, dans la liste de mes livres, mes éditeurs ont intégré des textes très courts, parfois trente ou quarante pages, ou des " beaux-livres" dont je n'ai fait que commenter les illustrations, ce qui donne cette illusion de production rythmée, régulière et au final, prolifique. En réalité, en quarante ans, je n'ai dû écrire qu'une vingtaine de livres. Je corrige énormément mes textes, cela prend du temps et exige beaucoup de minutie;  et encore une fois, je ne peux écrire un livre que si le sujet me passionne. Dans ces moments-là, je donne tout et ensuite, j'ai besoin de repos, évidemment!

En quarante ans, ce qui a changé, ce sont surtout les pratiques de lecture. Pardon d'énoncer ici des évidences: le public des lecteurs était beaucoup plus nombreux et cultivé en 1979,  et l'intérêt des media pour les écrivains et la littérature, très puissant. Au fil du temps, les amateurs de lecture de qualité sont devenus une " niche" , comme il y a des niches pour les belles montres, les voitures anciennes, les disques vinyles. La lecture, de pratique collective, s'est peu à peu rétrécie à ce que j'appelle " la tribu des lecteurs". Parallèlement, les gens aisés n'ont plus vu dans la lecture un marqueur social de leur distinction. Ils lisent globalement moins, mais on a vu arriver de nouveaux lecteurs de classes sociales les plus diverses, grâce au développement des médiathèques, des salons du livre, des rencontres dans les librairies, des réseaux sociaux. Tout est devenu plus transversal. Chacun cherche "son" écrivain-culte comme chacun cherche son chat, en somme. Désormais, la lecture est moins un marqueur social qu'une affirmation de choix personnel revendiqué, ou d'appartenance à telle ou telle sous-tribu de la tribu des lecteurs.

Pour autant, en ce qui me concerne, je n'ai jamais cherché à plaire à un public ciblé ou à " ratisser large" pour augmenter mes tirages. Si j'ai pu me maintenir depuis quarante ans c'est parce que j'ai toujours été sincère et passionnée, je pense. je m'engage tout entière et j'aime le risque. La vérité de la démarche d'écriture est à ce prix, donc les stratégies marketing des uns et des autres me laissent froide. Je trouve ça fatigant.  Ca me gâcherait la vie.

 

 

Avez-vous, Irène Frain, un regret dans votre carrière d’écrivaine ?

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Oui, d'avoir subi la misogynie du milieu littéraire des années 70 et 80. Une écrivaine, surtout si elle était jeune, pas trop laide et  ne possédait pas de réseau puissant (donc nécessairement masculin) était systématiquement considérée comme un être sans profondeur et un produit périssable. Il n'y avait rien à faire que serrer les dents, surtout si, comme dans mon cas, on n'était pas une mondaine ou une fille née avec une cuiller d'argent dans la bouche. Le système patriarcal était sans pitié. Si une autrice risquait un mot sur ce sujet, les termes disqualifiants pleuvaient : hystérique, prétentieuse, mal baisée,  et j'en passe. Tout le répertoire y passait. Sans compter les allusions sexuelles systématiques, et plus ou moins lourdes. 

 

 

Le Covid-19, la pandémie et le confinement représentait un danger pour la littérature. Pourtant, le lecteur n’a pas décroché. Internet, les réseaux sociaux et la presse ont-ils été un atout positif pour ne pas perdre la littérature ?

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 Il semble que, surtout lors du premier confinement, une part non négligeable des Français aient renoué avec le plaisir de la lecture. Il semble aussi que ce regain d'intérêt se maintienne. Mais qu'ont-ils lu au juste? Dans le "monde des livres", il n'y a pas que la littérature. A la vérité, peu importe. C'est déjà fantastique qu'ils aient pris, ou repris du plaisir à lire, qu'ils aient constaté le bienfait profond de cette pratique culturelle, à un moment où l'inanité de certains réseaux sociaux commençait à sérieusement  à perturber les comportements, pour ne pas dire à décérébrer la population. Cependant, il faudrait disposer d'une étude sociologique fine, et de chiffres très précis pour donner une réponse qui vaille. La seule évidence, c'est que la " tribu des lecteurs" a vaillamment résisté, qu'elle s'est agrandie,  affirmée, et même hautement revendiquée, comme on l'a vu lors du second reconfinement, lors de la révolte  contre la fermeture des librairies et leur définition (provisoire, heureusement !) comme commerces non-essentiels. Un signe de santé mentale spectaculaire, et un bel avertissement aux politiques de tous bords! 

 

 

Merci beaucoup pour cette interview.

Christine Payot pour le journal web : Le casier littéraire.

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