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LES MOTS SONT IMPORTANTS[1].

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« Les mots sont importants », entend-on régulièrement. Et l’on verra souvent telle ou tel polémiste étourdir son adversaire en le lui rappelant. Parce qu’asséner ce verdict à son co-débattant, c’est en même temps diffamer sa culture lexicale et jeter le discrédit sur ses intentions spéculatives. C’est imposer la supériorité de sa propre posture, sans s’être même donné la peine d’avancer le plus petit argument.

Embarrasser l’adversaire aujourd’hui revient donc à l’affronter, non sur le terrain de l’argument, mais sur celui du lexique. Oui, mais les mots sont importants, nous répète-t-on. Et le philologue de formation que je suis ne contredira pas l’idée générale de cet énoncé. Les mots disent tout : encore faut-il savoir les poser dans une phrase, les articuler dans un système syntaxique correct et un paradigme sémantique explicite et cohérent.

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Plus que le mot, plus que le dire, en effet, il y a lieu de sonder surtout le vouloir-dire de son interlocuteur.

« Vouloir dire, ce n’est pas seulement dire quelque chose mais aussi vouloir le dire d’une certaine manière », écrivait le linguiste Claude Guimier[2]. En termes modernes, on dirait qu’il faut également questionner le « logiciel » de chaque intervenant. Je déplore sincèrement la vogue de cette fastidieuse métaphore numérique, mais elle est ici  très évocatrice : on veut du binaire, du tranchant, du « non » ou du « oui », du « in » ou du « out » et tout ce qui n’essentialise pas cette commode dichotomie est nécessairement suspect de tergiversation partisane ou de naïveté.

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Il y a ainsi, selon les partis d’opinion, les mots qu’il faut dire et ceux qu’il faut éviter, les mots que l’on n’ose pas – ou pas encore – et ceux que l’on ose trop. Oser des mots ? Je prétends, pour ma part, que l’on peut s’y résoudre sans apostasier ses valeurs. Un mot, c’est un mot : on ne le volera à personne, il est part de ce trésor mental commun à tous les usagers d’une même langue.

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Parfait ! Mais qui décide de ce qu’il faut oser ou taire ?

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La question mérite que l’on s’y attarde, puisque – dans le chaos des échanges qui animent nos sociétés contemporaines – celui qui contrevient aux injonctions de cette nouvelle marotte républicaine est carrément soupçonné de collaboration avec l’ennemi.

En 2016, dans Marianne, Jacques Julliard titrait son éditorial : « Contre le parti collabo du pas d'amalgame ». On y lit, dès les prémices : « Aujourd'hui, le parti collabo naissant est d'extrême gauche. C'est celui du pas d'amalgame à tous crins ; du vivre ensemble à tout prix ; c'est le parti de la psychiatrisation (une poignée de déséquilibrés), de la contextualisation (des victimes du racisme ambiant), de la diversion (les fruits du colonialisme) et de la banalisation (le burkini est un vêtement comme un autre)... »[3]

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Nous voilà joliment burkinisés en effet, carrément édifiés, aphones, devant cette fastidieuse compilation de lexique. Les mots décidément n’ont aucun état d’âme. Car au-delà de l’attaque frontale contre l’extrême-gauche, c’est toute la recherche en sciences humaines qui fait les frais de l’estocade. Ce sont encore une fois les sociologues, les psychiatres, les philosophes, les historiens, bref : tous ceux qui persistent à chercher un cadre cognitif aux événements que nous vivons.

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 « Parler de collaboration est pire qu’une offense, c’est une véritable falsification historique », observait sur son blog le politologue Philippe Marlière[4]. D’autant que ces propos reflètent bien le climat culturel de notre temps. Dans le grand mirage post-soixante-huitard et méta-maurassien qui infecte de nos jours encore le débat français, qui est le collabo du chenil ? Ne cherchez plus : c’est forcément celui qui réfléchit contre la pensée dominante.

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Éric Zemmour est souvent le premier à dénoncer les collabos et leurs amalgames. À cet égard, on lui reconnaîtra objectivement la faculté de toujours dégainer plus vite que ses adversaires, qui auraient beau jeu pourtant de lui renvoyer en canon ses propres amalgames.

Il y a des mots et des notions que l’on distinguait hier et que l’on confond allègrement aujourd’hui. Ainsi Islam et Islamisme par exemple. Éric Zemmour n’en démord pas qui, faisant la promotion de l’un de ses derniers ouvrages, ponctuait chacune de ses interventions de cette trouvaille : les deux termes apparaissent au XVIIIème siècle et ils y sont utilisés comme de parfait synonymes.

Quelques rapides recherches étymologiques nous font remonter jusqu’au XVIIème, en vérité, où nous délogeons la très probable première apparition simultanée des deux termes dans La Bibliothèque orientale de Barthélemy d'Herbelot de Molainville, un orientaliste français, protégé de Fouquet, puis de Colbert. On y lit, à la page 501 de cet ouvrage : « Islam : L’islamisme ; c’est-à-dire, le Musulmanisme ou le Mahométisme. Ce mot se prend pour la religion & pour le pays des Mahométans. »[5]  À un petit siècle près donc, Zemmour semble avoir pioché juste... si ce n’est qu’Islamisme n’est pas présenté comme le synonyme, mais bien comme la traduction française du mot arabe Islam.

D’Herbelot nous fournit tout de même deux synonymes : le Musulmanisme et le Mahométisme qui ne sont plus d’usage de nos jours. De fait, tous les linguistes l’attesteront : les langues répugnent au luxe sémiotique que représentent les doublons lexicaux. Elles les tolèrent, le temps d’en acclimater le concept, puis elles trient, elles éliminent les moins utiles ou procèdent progressivement à leur réajustement conceptuel. Jusqu’à la fin du XIIIème siècle par exemple familier et familial renvoyaient au même signifié, avant de désigner des notions différentes.

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Il n’existe donc pas de synonymie stricte en français moderne. Veut-on du XVIIIème siècle pour s’en convaincre ?

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En France, l’abbé Girard publie, dès 1718, La Justesse de la langue françoise, ou les différentes significations des mots qui passent pour synonymes. « Je ne crois pas qu’il y ait de mots synonymes dans aucune Langue [...] je suis très persuadé et j’ose dire assuré qu’il n’y en a point dans la nôtre »[6], y déclare-t-il, donnant le ton à tous les dictionnaires de synonymes qui suivront.  Dans son Traité des tropes (1730), Dumarsais note, quant à lui, qu’« il est fort inutile d’avoir plusieurs mots pour une même idée ; mais il est très avantageux d’avoir des mots particuliers pour toutes les idées qui ont quelque rapport entre elles. »[7]

Il ne sera pas utile de creuser davantage la philologie pour constater que dire Islam n’est pas dire Islamisme, que rien dans la lexicographie ne suppose, ni ne permet cette équivalence et que si l’on veut la faire tout de même, il faut avoir la rigueur et le courage d’admettre au moins le parti-pris doctrinaire... sinon l’amalgame. Il est vain bien sûr de nier l’étroite parenté sémantique entre les deux termes, mais prétendre sans autre fondement qu’on peut les utiliser l’un pour l’autre relève de cette Doublethink que Winston Smith, le protagoniste du 1984 de George Orwell, définissait comme le fait de « retenir simultanément deux opinions qui s’annulent alors qu’on les sait contradictoires et croire à toutes deux. »

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À l’ère du web 2.0, chacun devient « un opérateur/producteur de symboles, de messages, d’images »[8], relevait le sociologue Raphaël Liogier. J’oserai ajouter qu’il devient aussi le producteur du lexique qui exprime ces symboles, ces messages, ces images.  

Il s’agit d’abord de se raconter. En mode selfie : il s’agit de se dire en toutes circonstances, de se situer dans l’intime et puis de propulser cet intime dans un hyperréel absolument non maîtrisé, un monde d'imagination connoté d’amateurisme et d‘égo, semblable à ce que nous agitent les télé-réalités.

Le pouvoir, dans ce temps de la parole libérée, de ce discours-selfie, est éminemment, linguistique. Est-il encore exclusivement entre les mains des fameux « nouveaux chiens de garde », comme le démontrait Serge Halimi ?

C’est de plus en plus souvent l’opinion connectée qui impose cet équilibre de la terreur lexicographique à ses intellectuels et à ses gouvernants. Pas un propos des médias ou des politiques où cette opinion ne se pose en arbitre du langage : Untel, dira-t-on, capitule devant l’insécurité dans les banlieues, la Banque européenne, sinon les problèmes de voirie et la prolifération des trottinettes électriques, parce qu’il répugne à utiliser les termes attendus. Et quand il les lâchera, on tranchera qu’il fallait s’y résoudre plus tôt ou qu’on en attendait de plus convaincants, de plus vigoureux encore.

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Dans cette conjoncture, certains intellectuels ne consentent plus à être les « dominés parmi les dominants », selon la formule de Bourdieu. Leur rêve : investir le Café du Commerce, y récupérer du vocabulaire, pour se proclamer ensuite dominants parmi les dominés.

Dès lors, les nouveaux « nouveaux chiens de garde » ne sont probablement plus ceux qui cherchent à instrumentaliser l’opinion contre ses intérêts, mais bien ceux qui surfent sur ses états d’âme, sur cette pensée lâchée aux Quatre-Vents des nouveaux médias, où trolls, haters et autres  fétichistes de la frousse et du doute malveillant monopolisent le débat d’idées.

Parce que ceux-là ont retenu la leçon : les mots sont importants. N’importe quel mot, du moment que l’on flingue le premier.

                                                                                                                      Marco Carbocci.

 

[1] Partie de cet article, initialement destiné au Plus de l’Obs, a finalement constitué les prémices d’un chapitre de mon livre Molenbeek, Autopsie d’une mythologie commode (Balland, 2017). La présente version a été réactualisée pour Le Journal des Blog Littéraires (NDA).

[2] Claude Guimier, Syntaxe de l’adverbe anglais, Presses Universitaires de Lille, 1988, p. 81.

[3] Marianne, 3 Septembre 2016.

[4] Philippe Marlière, « Jacques Julliard : l’outrance verbale des heures sombres », Mediapart, 9 septembre 2016.

[5] Barthélemy d'Herbelot de Molainville, Bibliothèque orientale, ou Dictionnaire universel contenant tout ce qui fait connoître les peuples de l'Orient, Paris, 1697, p. 501.

[6] Gabriel Girard, La Justesse de la langue françoise, ou les différentes significations des mots qui passent pour synonymes, Paris, 1718, Préface de la 1re édition, p. xxx. Girard sera encore l’auteur de Les synonymes françois, leurs différentes significations et le choix qu’il faut en faire pour en parler avec justesse, Paris, 1936.

[7] César Chesneau Dumarsais, Des Tropes ou Des différents sens dans lesquels on peut prendre un même mot dans une même langue, Paris, 1730, p. 201.

[8] LIOGIER, Raphaël, La guerre des civilisations n’aura pas lieu, Coexistence et violence au XXIème siècle, CNRS Éditions, 2016, p. 78.

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