Interview auteur
Camille Ammoun
Dans votre roman « Ougarit », publié en 2019 aux Éditions Inculte, vous racontez l’histoire d’un homme qui part à Dubaï afin de trouver l’âme urbaine de cette ville faite de tours ultramodernes et qui représente la face la plus crue du capitalisme. Etait-ce un engagement personnel qui vous a donné envie d’écrire ce livre ?
Dubaï se situe à la frontière de l’urbanité. Il ne viendrait jamais à l’esprit d’un voyageur qui découvre Paris, Beyrouth ou même Los Angeles pour la première fois de se demander si ces lieux sont vraiment des villes. A Dubaï, la question est légitime. Lorsque je m’y installe en 2007 pour des raisons professionnelles, la première idée, un peu angoissante, qui me traverse l’esprit est qu’ici, on a juxtaposé des objets urbains (immeubles, voiries, entreprises, écoles, universités, parcs, habitants, etc…), mais des objets auxquels il manque un liant, des objets qui flottent les uns à coté des autres sans faire ville… sans âme.
Le sentiment de vacuité qu’a provoqué en moi le fait de vivre dans cet immense non-lieu m’a poussé à questionner sa raison d’être. Pourquoi Dubaï ? Pourquoi ici ? Pourquoi maintenant ? Et, progressivement, à travers mes lectures, mes rencontres, mon exploration des différents quartiers de la ville, une idée a commencé à se former : Dubaï contiendrait en elle tous les travers du XXIe siècle : La perte de sens, la quête du plaisir immédiat et de l’argent facile, l’obsolescence programmée (jusqu’à celle de la ville elle-même), l’événementiel (ce mot atroce), le consumérisme érigé en doctrine d’état, le capitalisme urbain, la télésurveillance, la privatisation de l’espace public, la standardisation de la rue, la fin du flâneur, la ville sans urbanité…
Tout cela, concentré dans ce lieu, comme les symptômes d’une hypertrophie du présent aux dépends d’un passé obsolète et d’un futur fantasmé mais impossible, m’a conduit à parler d’une ville encrée dans un présent perpétuel. Dubaï, une ville de l’hyperprésent à l’opposé de l’idée de ville éternelle ? Ce port du Golfe Persique qui est un centre d’échanges commerciaux avec l’Océan Indien depuis le XIXe siècle a tout de même réussi à conserver son essence de ville marchande en s’adaptant à un XXIe siècle basé sur l’extrême mobilité des marchandises et l’ubiquité de l’information. Alors, y aurait-il quelque chose d’éternel dans cette chose incongrue qu’est Dubaï ?
Lier une ville à son siècle, au zeitgeist, Walter Benjamin l’a fait dans Paris, Capitale du XIXe siècle, Bruce Bégout dans Los Angeles, Capitale du XXe siècle et Mike Davis dans Le Stade Dubaï du capitalisme. Avec Ougarit – une sorte de Dubaï, Capitale du XXIe siècle – c’est sous la forme d’un roman, que j’essaye d’aborder ces questions et mon engagement pour une ville qui s’inscrit dans le temps long (le vrai sens, au fond, de la durabilité), une ville libre où la production urbaine se fait de manière participative, protégée des assauts du capitalisme immobilier financiarisé.
La ville de demain refléterait son quartier, sa rue et non ce qu’elle représente réellement dans sa globalité. Comme dans votre roman, l’immersion dans la ville de demain est-elle une question d’aventure, une idée politique ?
La ville de demain est tiraillée entre deux extrêmes : d’une part, l’archétype dubaïote de la ville sans urbanité où la rue et le quartier sont remplacés par d’immenses centres commerciaux (les méga-malls) auxquels il faut se rendre en voiture que l’on gare dans des parkings à plusieurs étages ; et d’autre part, la ville du quart d’heure de l’urbaniste Carlos Moreno où toutes les activités quotidiennes doivent être accessibles à moins de quinze minutes à pied (ou cinq minutes à vélo) du lieu de résidence des habitants.
Le vrai cauchemar urbain, la dystopie la plus angoissante, serait le mélange de ces deux extrêmes. Une ville du quart d’heure où, sous l’influence des enseignes internationales du fast-food et de la fast-fashion, les quartiers viendraient à s’uniformiser, à se ressembler ôtant aux habitants comme aux visiteurs toute possibilité de dépaysement ou d’aventure. Ajoutez à cela la muséification des centres-villes, l’uberisation et le télétravail qui, à la faveur de la pandémie de Covid-19, a pris un essor inespéré, et vous priverez les villes de leur capacité créatrice à produire des idées nouvelles, de la surprise, des rencontres inopinées, de la sérendipité.
La sociologie urbaine, la géopolitique, l'art contemporain sont les domaines que vous traversez dans ce livre. Que fait-on sans art, sans rapprochement culturel ?
Le personnage principal du roman, Ougarit Jérusalem, est appelé à Dubaï pour accomplir une mission : trouver l’âme de la ville. À travers cette quête, il va découvrir une ville bien plus complexe que l’image qu’elle veut donner d’elle-même. Une cité portuaire, avec ses basfonds, sa faune interlope et ses mafieux chinois, russes ou indiens. Mais aussi une cité marchande, comme une Venise ultramoderne avec ses Doges, sa gouvernance opaque et ses salons feutrés. Une ville éminemment politique où s’entrechoquent deux visions du monde diamétralement opposées.
Ougarit Jérusalem est urbanologue. Ce mot, « urbanologie », je croyais l’avoir inventé mais après une recherche rapide sur internet j’ai découvert qu’il avait déjà été utilisé à la fin des années soixante par Marcel Cornu, syndicaliste et urbaniste, pour définir « l'ensemble des recherches et études dont le champ se trouve être l'espace urbain ». L’urbanologie théorique est donc la science de la ville qui se différencie de l’urbanisme en tant que planification pratique de l’espace urbain.
Dans Ougarit, à travers l’urbanologie, c’est donc la ville d’aujourd’hui que j’essaye de comprendre, les tensions qui la traversent, le sens qu’elle génère. Alors la géopolitique, le commerce international, l’art contemporain, la création littéraire, l’urbanisme et la sociologie urbaine sont autant de thèmes qui forment la trame de l’intrigue politico-policière à laquelle se retrouve mêlé le personnage principal.
Le rôle de l’art dans tout cela (et de la création littéraire en particulier) ? C’est sur cette question que se termine le roman…
Dans un entretien donné au journal L’Orient-Le Jour vous dites : « « On assiste à la réappropriation par le peuple libanais de l’espace public. Dans certains quartiers du Grand Beyrouth, sinistrés par l’étalement urbain sauvage et cruellement dépourvus d’espaces publics, comme Jal el-Dib, les citoyens ont transformé une portion d’autoroute en espace de contestation. Des tentes ont été dressées sur les places, des tribuns sont apparues. On y vend des épis de maïs grillés, de l’eau, du café, on y fume le narguilé. Les gens discutent, participent, débattent, s’engueulent. La démocratie est dans la rue. » » Est-ce que la ville dépend de ses habitants ?
Lors des grandes manifestations révolutionnaires d’Octobre 2019, à Beyrouth et dans tout le Liban, un phénomène de transformation de la ville s’est opéré sous nos yeux et en temps réel. Les gens ont pris le centre-ville de la capitale vitrifié par la reconstruction qui a suivi la guerre civile de 1975-90. Ils lui ont redonné vie, ils lui ont rendu une urbanité qu’il avait perdue depuis de trop nombreuses années. Ils se sont approprié des espaces, les ont transformés, les ont habités, ici un vendeur de livres d’occasion, là un cafetier, plus bas, un vendeur de maïs.
Dans un court récit à paraître aux Éditons Inculte, Octobre Liban, je prends le prétexte d’une marche effectuée le long d’une rue Beyrouthine pendant la révolution pour décrire ce phénomène. Le narrateur observe la forme de la ville transformée par la corruption de la classe politique libanaise, mais aussi par les gens qui manifestent leur colère contre cette même corruption. En retour, la forme de la ville informe le comportement des manifestants en leur offrant des interstices à occuper, des marches vers lesquelles se diriger pour s’assoir, un mur a tagger, une vitrine a saccager.
Au-delà de Beyrouth et de ses exceptionnelles journées d’octobre 2019, la forme de ville et les comportements des gens qui la pratiquent (habitants ou visiteurs) se transforment mutuellement en permanence. La ville ne dépend pas seulement de ses habitants, elle est façonnée par eux. C’est ce processus participatif qu’il faudrait privilégier aux dépends d’une planification urbaine dictée par des impératifs politiques ou économiques en collusion avec des intérêts privés, donc forcément corrompus (bien qu’à divers degrés suivant les lieux et les époques).
Pour demeurer urbaine, la ville de demain doit continuer à être ce qu’elle a toujours eu vocation à être : une commune.
Merci à Camille Ammoun d'avoir accepté de répondre à mes questions.
Vous pouvez le retrouver sur Instagram : @camilleammoun) et avec le hashtag #octobreliban
Christine Payot